Témoignage : Michael A. Baumgartner
Conseiller de l'association AREMI.
Luthier à Bâle (Suisse). Dans le cadre de sa profession il a été amené à rencontrer Arthur Grumiaux.
Des réflexions d'un luthier et des souvenirs d'un ami.
Déjà depuis ma prime jeunesse, le nom Arthur Grumiaux signifie quelque chose d'extraordinaire. Avec le temps, il est devenu un vrai synonyme de la puissance d'intuition musicale, de la sensibilité et de la transparence de sonorité.
Que son jeu était souvent décrit "introverti", m'est aujourd'hui toujours autant incompréhensible qu'autrefois. Il se peut que les causes de cette opinion erronée puissent être qu'Arthur Grumiaux ne s'est jamais mis en avant, mais qu'il a toujours respecté l'œuvre elle-même; - tout au contraire d'une grande majorité des violonistes contemporains.
Le génie artistique de Grumiaux a trouvé un premier point culminant au cours de la coopération avec Clara Haskil -Il y a, d'après mon expérience personnelle, très peu d'artistes dont l'évolution avance si constamment et continuellement pendant toute leur vie. Donc, Arthur Grumiaux est, entre les grands violonistes dans la deuxième moitié de notre siècle, pour moi, sans doute le plus grand musicien.
Ma première rencontre musicale avec Arthur Grumiaux, j'ai l'ai faite en écoutant les sonates de Beethoven et de Mozart, qui ont été enregistrées avec Clara Haskil. A cette époque, je n'ai pas encore pressenti que je ferai, quelques années plus tard, la connaissance de ce musicien et artiste unique; et encore bien moins que même une amitié s'en développerait.
C'était probablement au début de l'année 1973, je faisais mon apprentissage comme luthier chez mon père Fritz Baumgartner jr., où j'ai rencontré le Maître la première fois, lorsqu'il est entré dans l'atelier. Mon père était absent ce jour-là et c'est pourquoi j'ai rendu service au Maestro. Comme les cordes, qui étaient la fabrication préférée de Grumiaux variaient énormément dans leur qualité et leur diamètre, j'ai promis de lui procurer celles-ci en quantité suffisante et en qualité souhaitée pour sa prochaine visite.
Quand Arthur Grumiaux est de nouveau venu à Bâle quelques semaines plus tard, j'en avais réservées plusieurs douzaines de chaque corde et quoiqu'il en eût examiné pièce par pièce lui-même, il les a achetées toutes. Depuis ce jour-là, il achetait ses cordes presque exclusivement chez moi, bien que cette marque était encore en vente dans tous les magasins spécialisés du monde entier.
Ainsi Grumiaux venait de plus en plus souvent, soit au début, pendant ou après une tournée; au commencement seulement pour ses cordes et d'autres accessoires, mais très vite aussi pour des travaux aux instruments et aux archets.
A l'époque - après le décès de mon père en avril 1975, quand j'étais subitement indépendant, j'ai encore trouvé plus facilement qu'aujourd'hui du temps pour créer des instruments neufs. Par mon grand intérêt pour les anciens maîtres, un intérêt qui n'est jamais satisfait, je me suis consacré à copier leurs oeuvres. Par la suite, en 1976, une première copie d'après Joseph Guarnerius del Gesù, vernie à l'antique, était née.
Au moment où j'avais terminé l'instrument, je l'ai fait essayer par Sergio Prieto, un violoniste excellent et vieil ami, qui avait à l'époque, dans notre ville, la place d'un premier violon. Comme ce premier exercice était - bien que l'instrument était tout neuf - extrêmement positif, j'étais heureux de pouvoir le présenter à Grumiaux à l'occasion de sa prochaine visite. Ce jour est arrivé et j'ai mis l'instrument entre ses mains, sans aucune explication, prétendant un travail urgent dans l'atelier. J'ai quitté la chambre, laissant la porte ouverte. J'ai encore vu, comment il l'a brièvement examiné et puis Maître Grumiaux a essayé comme toujours : il l'a accordé et joué la corde de sol en passant des graves aux aigus et vice versa plusieurs fois. Si la corde de sol résistait à ce premier examen (il était toujours d'avis qu'on ne pouvait pas aider un violon "sans" corde de sol), il mettait l'archet sur la table, regardait l'instrument de tous les côtés, examinait le chevalet et l'âme, puis il commençait par un examen minutieux de toutes les cordes.
Plus longuement que le Maestro jouait, plus je devenais nerveux dans l'atelier à côté, puisque j'étais habitué qu'il prenait rarement plus de trois minutes pour donner un diagramme (diagnostic) exact d'un violon. Mais maintenant, il a joué déjà plus de vingt minutes, une fois Tchaïkovski, une fois Mozart en la majeur, une fois Brahms op. 77. Enfin, la dernière note est devenue muette et Grumiaux est venu avec ma copie du Guarnerius dans l'atelier. "C'est pas mal du tout" (c'était à peu près le plus grand compliment qu'il donnait pour un violon), est-ce que ce violon est à vendre ?". J'ai répondu - je l'admets - en bredouillant, "en principe oui, mais pas comme l'étiquette l'indique". Il s'est assis à côté de moi, a regardé de nouveau l'instrument et à dit: "Ceci n'est pas un Jean-Baptiste Vuil-laume, ni un Georges Chanot, c'est quoi alors ?". J'ai répondu "mais c'est une copie faite maison". "Ah, enfin je vois un violon de votre père". "Mais non, c'est moi qui l'ai fait".
A la suite de cet épisode qui était si inattendu et surprenant pour les deux côtés, nous sommes allé manger au restaurant "L'Escargot". Nous discutions avec beaucoup d'animation de la musique et des musiciens, mais en principe évidemment des violons. Minuit était passé, le restaurant a fermé et j'accompagnais le Maître encore jusqu'à l'hôtel.
Le matin suivant, Arthur Grumiaux est arrivé très tôt dans l'atelier et m'a prié de pouvoir essayer l'instrument une deuxième fois. Après un autre essai qui a duré plus de deux heures et demie, où il jouait toujours sur son Guarnerius del Gesù de 1744 pour comparer, il m'a passé son violon et m'a demandé avec pas mal de détermination : "Vous croyez que cela sera possible de faire une copie de celui-ci ?" Je commençais à étudier son Guarnerius sous cet aspect et comme chaque fois que je voyais ce chef-d'œuvre si entêté (?) et unique, j'avais les mains légèrement mouillées.
Par n'importe quelle raison et bien que je ne fusse pas du tout sûr de mon fait, j'acceptais le défi.
Depuis ce moment-là une grande amitié pour laquelle je lui suis si redevable, a commencé entre nous deux.
Après avoir décidé de changer le domicile de mon atelier dans la vieille ville bâloise, dans le Totengässlein 7, j'ai songé à organiser, à l'occasion de l'inauguration, une soirée de sonates. Au moment où j'ai demandé à Grumiaux s'il participait à une telle soirée, il acceptait spontanément. Il ne voulait rien savoir d'un cachet. "C'est un grand plaisir, il y a des années que je n'ai plus joué à Bâle". Voilà son commentaire aussi décisif que final. Comme partenaire au clavecin, il demanda son vieil ami Riccardo Castagnone de Milan.
En principe, la copie du Guarnerius de Grumiaux aurait dû être achevée pour ce concert qui eut lieu le 3 mai 1978 dans l'église St. Martin, mais comme le déménagement prenait beaucoup plus de temps que prévu, ce ne fut malheureusement pas possible.
Quand même, la copie fut jouée la première fois en public à Bâle. Grumiaux jouait avec l'Orchestre de la Radio sous la direction de Mathias Bommet des oeuvres de Joseph Haydn, Mozart, Schubert et Beethoven. Qu'il échangeait pendant une pause l'original et la copie, seulement nous deux le savions, même que l'oreille sensibilisée de l'ingénieur du son ne remarquait rien, scellait notre baptême du feu.
En effet, Grumiaux l'accentuait, la copie était encore plus difficile à jouer; évidemment, car à cette époque elle était toute neuve et presque pas encore jouée, mais le Maître compen-sait ce manque avec brio.
Retournons au concert d'inauguration. Pendant les répétitions dans l'église St Martin, il y avait un intermède humoristique par Grumiaux et Castagnone. Grumiaux n'était pas, à un moment dans le "Teufelstriller" sonate de Tartini, tout à fait d'accord avec le tempo pris par Castagnone et il a mené cela "ad absurdum" en commençant lui-même à jouer de plus en plus vite; puis Castagnone a changé par une transition improvisée, ressemblant à une cadence unique et surtout personnelle, dans la finale de la "Tzigane" de Ravel, où il a été "attrapé" d'une manière aussi élégante que surprenante par le violon.
Après cet intermède court et spontané où - bien entendu - seulement quelques amis étaient présents, on répétait de nouveau d'une manière très concentrée et j'ai compris, qu'on gagnait de nouvelles énergies par cette dispersion.
Le concert était un succès conforme à cela, tous les auditeurs ont compris que ce n'était pas seulement deux avertis qui ont présenté leur programme, mais deux vrais amis et musiciens faisant de la musique.
J'ai déjà parlé de l'humour d'Arthur, mais quand même j'aimerais encore citer deux autres anecdotes :
Un jour, Arthur était de meilleure humeur - je l'accompagnais à l'hôtel pour aller chercher le violon auquel je devais faire un nouveau manche. Il marchait devant et a commencé à frapper à chaque porte devant laquelle on passait de manière pressée. Trois portes se sont ouvertes presque au même moment et c'était à moi de m'excuser poliment pour raison "que je me suis trompé de porte". A ce moment, Arthur s'est retourné et il a dit, à voix haute, pour que tout le monde dans le couloir puisse le com-prendre "mais je t'ai déjà dit, j'ai la chambre n°12 et celle-ci est plus loin et à gauche".
Arrivant dans sa chambre, il m'accueillit en hochant la tête et en souriant malicieusement. Arthur aimait bien égarer les gens et je n'ai jamais pu le fâcher pour cela.
Un jour, il est venu dans l'atelier, coiffé d'un chapeau et une moustache collée. Le col du manteau relevé, le chapeau - sur les cheveux peignés en avant - mis dans la nuque; ainsi il est entré et a sorti son violon de l'étui. Les clients présents l'ont regardé en haussant les épaules, mais il avait déjà accordé le violon et commençait à jouer. A ce moment, les clients ne comprenaient plus rien du tout, ne savaient pas quoi penser de ce monsieur bizarre. Encore de nos jours, je suis parfois assailli par des clients qui étaient présents ce jour-là et pour ne pas trahir qui était "ce violoniste pauvre et bizarre qui jouait si magnifiquement à la "manière de Kreisler". Donc, ceux qui lisent ce livre, ont trouvé la réponse.
Des situations comme celles-ci appartenaient aussi à sa personne et à sa nature, comme tous les moments sérieux et intéressants.
Mon cher collègue Jean F. Schmitt m'avait avoué une fois qu'il avait, comme expert, beaucoup appris au début par Grumiaux. En effet, Arthur était un connaisseur excellent de l'archet et du violon. Souvent, il se trouvait que je lui donnais quelque chose à essayer, sans dire par quel Maître la pièce avait été créée. Cela aurait été pour rien, il le savait déjà lui-même.
Mais plus encore que ses connaissances qui m'étonnaient, il avait un autre talent unique : celui qu'il manifestait en essayant. Ainsi, il s'est passé que je lui présentais une excellente copie d'un archet de Tourte. Il l'a tout de suite essayé, sans l'étudier plus profondément. Après quelques mesures, il s'est arrêté, il a regardé l'archet qui était dans sa main droite, a changé la position des doigts et a continué à essayer.
Après quelques mesures, il s'est arrêté de nouveau et il a dit: "ce Tourte n'est pas fait pour moi, il se joue comme un archet de Nürnberger".
Qu'est-ce qui me restait encore que d'admettre la vérité. Que c'était une copie excellente de Nürnberger... Il a seulement répondu : "Eh bien, on est d'accord, mon cher !".
Une autre fois, à l'occasion d'une visite chez mon ami Pierre Gerber à Lausanne, Arthur voyait un violon, a regardé la volute et a reconnu l'instrument comme beau Pietro Guarnerius de Mantua. Il a joué sur l'instrument, s'est arrêté, a recommencé, s'est interrompu à nouveau, a pris l'instrument une troisième fois en tenant sa tête le plus loin possible du violon et a dit d'une manière irritée "c'est très bizarre, je n'arrive pas à le faire sonner comme je veux, cela sonne comme si Szigetti jouait dessus...". En effet, c'était - comme vous l'avez déjà reconnu -vraiment le violon de Szigetti.
Pendant longtemps, nous discutions des causes et raisons qui lui ont rendu possible de juger de si ahurissante façon.
J'ai rarement appris autant de choses que ce jour-là.
Ces deux exemples pourront suffire à documenter sur la sen-sibilité extrême du Maestro aussi dans ce domaine.
Aussi sensible que sensitif était Grumiaux avec ses propres instruments, chaque luthier qui avait l'honneur de le servir connaissait la difficulté de rencontrer ses désirs et ses idées dans tout.
Vendredi, le 10 octobre, il m'a prié de venir le dimanche suivant à Bruxelles pour régler l'instrument une dernière fois, puisqu' il fallait encore mettre l'âme "à la toute bonne place".
A Bruxelles, il m'a attendu à la gare et m'a invité à venir dans sa maison, où nous sommes entrés - après une tasse de thé - dans sa chambre de violon et où nous nous consacrions complètement à l'instrument. Après le réglage, nous avons encore fait une promenade et puis je lui ai souhaité bonne chance pour le prochain concert. Puis, je suis monté dans le train.
Je n'ai pas pressenti que c'était la dernière fois que je le voyais vivant. Peu de jours après, il est décédé.
Arthur Grumiaux - né le même jour que Johann Sébastian Bach - était pour moi, je l'ai déjà mentionné au début, un des musiciens les plus grands et importants à nos jours.
Il était un homme extraordinaire et un très bon ami, qui manque aux personnes qui avaient la chance de faire sa connaissance. Son art continue à vivre - partiellement du moins - dans ses nombreux enregistrements.
Malgré cela - tu nous manques, Arthur.
Michael A. Baumgartner.