Le Silence et la Musique

Une rencontre avec Sir Colin Davis

 

Le décès d'Arthur Grumiaux fut une surprise tragique dans le monde de la musique.
Cet artiste qui avait amplement atteint la renommée internationale semblait, aux yeux de ceux qui le côtoyaient, en possession d'une réserve expressive - dans les deux sens du terme - à la fois riche et vivante.

Il était présent dans l'actualité des concerts. Sa discographie comptait des interprétations nouvelles. Comme de nombreux critiques l'ont souvent noté, il maîtrisait un art délicat et immense, un "art de l'inaccessible", aux "limites de l'exprimable".
Brusquement, comme si sa destinée voulait lui épargner le déclin de la vieillesse, l'annonce de sa mort laissait ses proches, ses amis, ses collègues, ses admirateurs ou ses biographes frustrés des souvenirs non fixés, des lendemains non-accomplis. Son testament humain et musical : des enregistrements de musique, désormais bien exposés dans le musée sonore de l'histoire, qui contribuèrent pour une grande part à son accession à la notoriété.
Mais en dehors de ces témoignages musicaux, peu ou prou, l'homme ne s'exprimait pas volontiers par la parole, laissant derrière lui les traces gommées d'un travail inlassable, d'une existence musicale et extra-musicale, comme s'il nous suggérait le respect du silence, point de repère intérieur et préalable à toute musique.
Dans cette sorte de vide médiatique, on découvrira de rares entretiens avec la presse, des éléments parcimonieux, épars, par-ci par-là, des pochettes de disque éludant élégamment les détails glorieux - et finalement superflus - de sa biographie.
Heureusement, dans notre recherche, il reste encore le parcours des chemins qu'il emprunta et la collecte des nombreux souvenirs qui y somnolent. Mais il appartient peut-être, et surtout, de percevoir la nature du mutisme qu'il sembla cultiver, porteur de sens, et en porte-à-faux manifeste avec l'esprit pléthorique - pour ne pas dire délirant - de notre civilisation de la communication.
Nous avons rencontré Sir Colin Davis, chef d'orchestre dont la brillante carrière internationale l'amena à interpréter souvent de la musique en compagnie d'Arthur Grumiaux, et notamment, les cinq concertos de Wolfgang Amadeus Mozart, dont les enregistrements ont été salués unanimement dans le monde. Les deux musiciens entretenaient une relation de haute estime.
Sir Colin Davis s'est prêté très volontiers au jeu des questions et des réponses.


Sir Colin Davis, pour entamer cette conversation, voudriez-vous raconter dans quelles circonstances vous êtes entré en contact avec Arthur Grumiaux ?

Cette rencontre remonte à une trentaine d'années. J'étais un jeune homme en début de carrière, je connaissais son existence mais je n'avais pas encore eu l'occasion de l'entendre.
Je fus engagé par la firme Philips, tout comme lui. Nous nous sommes trouvés réunis pour enregistrer de la musique, cela s'est passé simplement. C'était avec le London Symphony Orchestra. Nous avons également donné un concert à cette époque...


Parlant d'Arthur Grumiaux, ne pensez-vous pas que l'évocation de son art nous confronte à une difficulté et même à une opposition ?
Une difficulté parce que les mots ne pourront décrire cet art que de manière approchante, une opposition, comme si le monde de la musique vécue se heurtait à celui de sa description. Le mot prononcé ne vient-il pas annuler l'Eros de toute interprétation musicale ?

Franchement, je ne suis pas persuadé que la situation soit aussi grave que vous la décrivez. Bien sûr, la musique rend parfois inutiles certains commentaires, malgré l'énorme quantité de critiques qui peuplent notre société musicale. Mais c'est la musique elle-même qui capte le plus grand intérêt. Elle reste la plus présente, rendue à la vie par les interprètes qui lui conviennent.
Avec Arthur Grumiaux, nous pourrions employer les mots suivants, sans s'opposer au sens de sa musique. Il a produit le plus beau son jamais réalisé au violon.
Personne, me semble-t-il, n'a atteint comme lui une beauté si parfaite du son. Cette beauté, c'était le fondement de son art. Ses capacités instrumentales, sa personnalité d'artiste ont bien sûr fait de lui un interprète irremplaçable pour jouer la musique de Mozart, plus que toute autre musique.
Pour un interprète, quel qu'il soit, une partition de Mozart représente un défi incroyable, par la limpidité cristalline de ses enchaînements, mais également par la sensibilité qui s'en dégage.
Arthur Grumiaux était un véritable maître en ces domaines. Il contrôlait parfaitement les moindres inflexions, les articulations mélodiques et rythmiques de toute cette merveilleuse organisation mozartienne qui transforme le monde sonore en expression de la vie. Dans les quintettes à cordes on trouve un exemple particulièrement réussi, presque miraculeux, de cette atmosphère particulière qu'il était le seul à émettre et à répandre dans les salles où il jouait.
Il avait une grande affinité pour ce genre de musique. Avec le recul, je pense qu'il est presque honteux que nous ne lui ayons pas confié l'enregistrement des quatuors à cordes qui sont des joyaux de musique.
Au bout du compte, je partage un peu votre avis. Il jouait Mozart d'une façon si stupéfiante que les mots nous manquent effectivement.
Cela ne veut pas dire qu'il ne pouvait rien jouer d'autre. Ses interprétations des grands concertos, Beethoven, Brahms, Bruch, Tchaïkowsky,... sont aussi magnifiques.


Il s'était aussi bien investi dans la musique concertante que la musique de chambre. On lui remarquait un grand respect pour le texte et le style des oeuvres qu'il jouait. Parmi le grand répertoire classico-romantique, ses exécutions du concerto de Beethoven laissent l'impression d'une intensité expressive ou les conflits beethovéniens sont rendus dans toute leur dimension tragique, mais avec une certaine forme de pudeur, sans épanchement syperflu ou inutile. Les perspectives sonores du concerto de Brahms sont dévoilées dans toute leur amplitude, dans un discours fort et volontaire, mais sans ostentation. L'esprit nostalgique du concerto de Bruch apparaît dans un univers de vibrations à la fois émouvantes et discrètes. Etait-il l'exemple d'un artiste anti-exhibitioniste?

La clé de cette question se trouve effectivement dans son refus de se placer à l'avant, de se donner en représentation. Il n'avait pas ce trait de caractère parfois très largement démontré, propre à certains interprètes qui s'exhibent.
Cela ne signifie pas qu'il ne s'exposait pas en tant qu'artiste, mais il privilégiait l'expression de son être intérieur plutôt que le goût du geste spectaculaire, extraverti. J'ai le sentiment que sa tendance vers des positions discrètes était un des aspects de sa personnalité qui l'ont orienté vers la musique de chambre, avec le bonheur que l'on sait.
Les formations de chambre lui permettaient de partager la musique dans un équilibre qui lui convenait, en pratiquant le dialogue, sans avoir besoin de se mettre en évidence.

Et lorsque vous interprétiez avec lui le concerto de Beethoven, quelles impressions ressentiez-vous par rapport à sa position de soliste ? Vous avez réalisé deux enregistrements de ce concerto avec lui, à plusieurs années de distance, avez-vous noté des différences dans sa manière d'approcher cette musique?

J'ai l'impression que dans la deuxième version, datant de 1974, il était nettement plus épanoui dans cette partie difficile. En même temps, je sentais vibrer sa nature d'artiste authentique, allant jusqu'au fond de lui même, dégageant une sensibilité très aiguisée, une sorte de fragilité, voire d'anxiété, plus apparente en comparaison avec nos enregistrements antérieurs.
A vrai dire, dans les premières années de ma carrière, je n'avais pas immédiatement perçu la personnalité exceptionnelle avec laquelle je partageais la musique.
Des années plus tard, j'ai pu comprendre à quel point il représentait un achèvement artistique remarquable, et je pourrais dire qu'il m'a ouvert la voie d'or vers le génie de Mozart.
Les concertos de Mozart - mais également celui de Beethoven -que j'ai enregistré avec lui ont été des expériences qui m'ont apporté un enrichissement considérable.

Au cours des répétitions, quelle était la qualité de ses rapports humains avec l'orchestre ? Comment transmettait-il son sens de l'interprétation ?

Ce n'est qu'à l'audition du résultat sonore que l'on peut réaliser l'intensité de son dialogue musical avec l'orchestre.
Parfois, je le sentais un peu désemparé, un peu effarouché même, peut-être pas entièrement heureux de devoir jouer devant tous ces gens... A fortiori devant des salles combles !
Pourtant, sa communication avec l'orchestre était presque immédiate. Il arrivait à porter l'oeuvre jusqu'à son expression la plus aboutie. Comme vous ne l'ignorez pas, il parlait assez peu. Il n'avait pas besoin de verbaliser ses intentions musicales.
Une fois exécutées, elles étaient entendues et comprises par l'orchestre, et toutes les élégances, les délicatesses ou les légers écarts qu'il se permettait en chemin étaient régulés par sa précision de la pulsation rythmique.
Et comment, à votre avis, réalisait-il la réunion entre le résultat de son travail technique, sa connaissance évidente de l'histoire des oeuvres qu'il jouait, sa perception des formes et son sens de la spontanéité expressive ? Quel était le fil conducteur de cette chimie irrationnelle ?
Il était certainement très érudit, même s'il ne le montrait pas. Il y a dans l'histoire de la musique un grand nombre de personnages qui ne se sont pas beaucoup exprimés en société. Pensez à Haydn, par exemple, et tant d'autres... Dans le premier contact avec un projet de concert ou d'enregistrement, nous n'avions pas l'habitude de nous attarder trop laborieusement sur la partition.
Dès les premières répétitions, nous entamions le dialogue musical. Son travail était englobé dans son sens de la continuité discursive. Je crois qu'il n'y avait pas chez lui de réflexion sur la musique, mais bien une réflexion dans la musique.
Il n'y avait rien à expliquer, rien à dire. Il venait, il jouait.


A défaut d'expliquer, nous pouvons essayer de comprendre cet aspect - et non des moindres - de son intelligence intrinsèquement musicale ?

Ses réactions d'interprète étaient disponibles, offertes, chacun pouvait ou non les recevoir…

 

Arthur Grumiaux occupe une place importante dans l'histoire du violon dans le monde. Comprendre, n'est-ce pas en même temps le moyen de définir cette place? Ses enregistrements de Mozart -et même les plus anciens - dégagent une sensibilité étonnamment actuelle. Mais son art ne se limite pas aux classiques, puisqu'il nous laisse également des témoignages de son intérêt pour la musique de son temps; le concerto de Berg par exemple.

Vous trouverez difficilement une définition satisfaisante.
Disons ceci : en entendant Grumiaux, vous percevez une continuité de l'histoire de la musique. En l'écoutant jouer les concertos de Mozart, vous entendez jouer du Mozart et non pas Grumiaux jouant du Mozart. S'agissant de Berg, il en va de même.
C'est probablement le plus beau compliment qu'on aurait pu lui faire. Il n'a jamais exploité la musique pour nourrir ses appétits personnels, ou pour montrer ses talents.
Il avait une perception profonde de ce qu'il interprétait, une conscience intelligente des grandes proportions de la forme. Il emmenait avec lui l'auditeur d'un bout à l'autre d'une oeuvre, sans la moindre faille. C'est là le fait d'un grand artiste.
Son habileté de l'archet Lui permettait une aisance dans toutes ses manipulations. Il arrivait à jouer avec toutes les subtilités du langage sans la moindre contrainte.
Il produisait un son magnifique, comme je vous l'ai dit, sensible, pour ne pas dire sensuel.
Tout ce qu'il jouait était imprégné par cette fascinante sonorité, attachante comme peuvent l'être un enfant, une fleur...
Il atteignait les niveaux d'une force fondamentale : la tentation érotique pour les organisations vivantes, l'attraction de la vie, le désir de suivre et de rejoindre le beau et l'émouvant. Comment puis-je expliquer ?

Il n'y a pas moyen…

Exactement. Il y avait un son qui réveillait une attraction comparable à celle que l'on peut éprouver pour en être que l'on aime. Voilà la définition ! Une attraction amicale, sensuelle, érotique... Je ne sais pas... Une attraction sans laquelle il n'y aurait pas de vie.


N'est-ce pas là une leçon pour les générations futures ?

A notre époque, l'interprétation se divise en plusieurs tendances. Il y a l'industrie des musiciens jouant sur les instruments anciens, respectueux absolus des indications figurant sur la partition. A mon avis, c'est un non-sens. Ces éléments ne nous renseignent pas sur la façon de jouer aux différentes époques; et voulues par les compositeurs.
Stravinsky m'avait un jour dit, alors que j'étais un jeune chef d'orchestre fier de respecter ces indications : "Mon cher garçon, elles ne se trouvent qu'en début de la partition !".
D'un autre côté, il existe une tradition musicale ancienne, à laquelle Arthur Grumiaux appartient, une tradition de la passion pour la musique, que l'on trouve notamment dans les pays germaniques, en France également, représentée par des solistes comme Arthur Schnabel, Claudio Arrau, et d'autres encore.
C'est toute cette tradition qui dépasse les effets de la mode, des artifices générés par les conjonctures de l'industrie de la musique, du marché du disque, des concurrences entre les "vedettes".
Aujourd'hui, tout doit être réalisé rapidement. La maturation d'une oeuvre, la maturité d'un parcours humain ont cessé d'être des pôles d'attraction pour un bon nombre de jeunes interprètes.
La spirale vertigineuse de la perfection technologique et de la précision technique nous éloigne de la musique.
Jouez du Wienawsky et devenez une célébrité !
Arthur Grumiaux était diamétralement à l'opposé de toute facilité superficielle. Quant au plus beau message d'avenir qu'il nous donne, c'est tout simplement sa musique.


Londres, le 12 septembre 1989.
Propos recueillis par Pierre Goldé.